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Michael Barry

Chercheur orientaliste, consultant UNESCO, enseignant à l'Institut d'études iraniennes de la Sorbonne, Paris.

 

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La destruction du patrimoine culturel afghan représente, sans aucun doute possible, l’une des quatre plus immenses catastrophes archéologiques de la fin du XXe s., avec les drames fort similaires qui ont frappé les héritages du Tibet, du Cambodge et de l’ex-Yougoslavie. Ces quatre désastres voisins sont en partie symptomatiques d’un mal commun : à explorer.

Rappelons d’abord que par quatre fois le sol afghan, terre de rencontres caravanières autour des trouées praticables dans le massif de l’Hindou-Kouch, a servi de théâtre aux événements culturels suivants, capitaux pour l’histoire de l’humanité.

Dès le IVe mill. av. J.-C. s’est développée dans les oasis du nord afghan une civilisation à la fois agricole, urbaine et fondée sur la connaissance du bronze, soit l’une des plus anciennes civilisations urbaines et métallurgiques connues et dont le commerce caravanier (en lapis-lazuli notamment) reliait à son tour les civilisations de l’Indus à la Mésopotamie.

Au VIe s. av. J.-C., toujours dans les oasis du nord, naissait l’une des plus hautes spiritualités du monde antique, la religion mazdéenne prêchée par Zoroastre (Zarathoustra) devant le roi Vishtâspa de Bactriane, religion qu’adoptera progressivement l’empire perse et dont l’influence sur le judaïsme, et donc sur le christianisme, reste incalculable.

Entre le IVe s. av. et le VIIe s. ap. J.-C., à partir de l’incursion d’Alexandre le Grand dans l’espace afghan en 330 av. et la fondation du royaume grec de Bactriane en 250 av., royaume dont les empires Kushan puis Hephtalite recueilleront l’héritage, c’est sur le sol afghan qu’eurent lieu la rencontre et la fusion artistique entre civilisations des mondes méditerranéen et indien. L’art bouddhique élaboré dans les oasis afghanes, où le Cakyamouni reçut pour la première fois des sculpteurs un visage emprunté à celui d’Apollon, va influencer à son tour, en profondeur, l’iconographie sacrée de la Chine, et donc de la Corée et du Japon. À l'inverse, la recherche entrevoit encore à peine l’influence du bouddhisme sur les spiritualités méditerranéennes, avec le culte de l’ascèse et le développement grandissant du monachisme au Proche-Orient.

Entre les XIe et XVIe s., les oasis du sol afghan -Balkh, Ghazni, puis surtout Hérat- deviennent les trois foyers créateurs parmi les plus féconds de toute la civilisation islamique. Ce n’est pas seulement que l’espace afghan sert à cette époque encore -comme toujours- de relais entre l’Asie antérieure et l’Inde (les formes qu’emprunte la culture musulmane dans le sous-continent indien, devenu depuis le XVIe s. le centre de gravité démographique incontestable du monde islamique, lui parviennent d’ailleurs de l’espace afghan) : c’est dans les oasis afghanes que se développent les modèles esthétiques qui imprimeront leur marque sur toute l’architecture, la peinture et la littérature de l’Islam d’Orient, du Bosphore au Gange. Au tournant du XVIe s., la principauté de Hérat va jouer, aux yeux des souverains d’Istanbul, de Tabriz, de Bokhara et de Delhi, le même rôle culturel que Florence parmi les cours d’Europe à la même époque.

Chacun de ces quatre grands moments a laissé ses vestiges.

L’anéantissement de ces vestiges porte un coup irréparable à notre connaissance du développement culturel de l’humanité. Pourtant, l’importance esthétique, historique et scientifique du patrimoine afghan demeure largement inconnue du grand public mondial cultivé. Pareille méconnaissance, désastreuse, favorise dès lors le pillage, la dispersion et la destruction de ce même patrimoine.

Toutefois, la méconnaissance publique de cet immense patrimoine reflète en grande partie la difficulté conceptuelle des spécialistes eux-mêmes à l’embrasser tout entier, donc à communiquer leur savoir.

Comme (à titre d’exemple) le Mexique, l’espace afghan a vu se succéder sur son sol des civilisations non seulement très différentes mais, de plus, violemment séparées les unes des autres par de brutales ruptures historiques : l’islamisation de l’espace afghan, à partir du VIIe s., présente plus d’une analogie avec la christianisation de l’espace mexicain au XVIe s., avec amnésie volontaire des cultures religieuses précédentes.

Cependant, la recherche scientifique a retrouvé les fils conducteurs sous-jacents du destin mexicain et le Mexique moderne, même dans la conscience populaire, revendique son passé précolombien, au-delà de la coupure chrétienne.

En Afghanistan, en revanche, si l’héritage islamique demeure bien sûr parfaitement vivant dans la conscience populaire, le passé pré-islamique reste toujours perçu comme étranger, radicalement autre, incompréhensible, et donc peu apprécié : malgré l’encouragement apporté par les gouvernements afghans d’orientation laïque et nationaliste, de 1919 à 1978, au recouvrement du patrimoine antique. Le pillage, la destruction et la dispersion du patrimoine pré-islamique afghan consternent sans aucun doute les membres survivants de l’ancienne élite cultivée, mais laissent le gros de la population indifférente.

En outre, les chercheurs étrangers n’ont pas contribué à combler le fossé culturel : quelques exceptions n’infirment pas la règle.

Les formations requises pour un préhistorien, un hellénisant, un indianisant ou un islamisant sont si profondément différentes, que les spécialistes dans ces divers domaines ont eu tendance à s’ignorer mutuellement. Or le passé afghan relève de ces quatre disciplines -et du domaine iranisant aussi.

De 1919 à 1978, la recherche archéologique, d’abord française puis américaine, italienne, japonaise, soviétique et enfin afghane, s’est naturellement attachée à dégager surtout cette immense terra incognita qu’était le passé pré-islamique (bien que d’importants vestiges musulmans aient aussi été recouvrés) : c’est même seulement au cours de la toute dernière décennie de recherches, celle des années 70, que le sol afghan a commencé à révéler toute l’ampleur de la civilisation de l’âge du Bronze du IIIe mill. av. J.-C. Mais les archéologues -y compris les chercheurs afghans formés à l’école française- n’ont guère communiqué leur enthousiasme à la conscience populaire afghane. Quel fil directeur entre le passé apparemment mort : préhistorique, achéménide, grec, kushan ou hephtalite- et l’époque musulmane à l’héritage toujours vif et prégnant ? L’archéologie ne le révélait pas, elle est donc restée une préoccupation étrangère à la population actuelle.

Par ailleurs, le nom même d' " Afghanistan ", aux yeux et dans le langage des chercheurs archéologiques occidentaux ou japonais, ne désignait que l’ère d’avant l’Islam (voir les planches fort révélatrices à cet égard des éditions successives de l’Encyclopaedia Universalis sous la rubrique " Afghanistan "), les habitants actuels du pays, et leur héritage culturel vivant, en paraissaient à leur tour fort distants, presque dépourvus de signification, de pertinence, voire de toute importance ou même de toute épaisseur humaine.

Particulièrement choquant aura été le désintérêt de certains archéologues occidentaux, malgré des décennies de travail sur le sol afghan, devant la tragédie qui engloutissait le peuple à partir de 1978. Seule ne semblait préoccuper certains savants étrangers que le désastre qui anéantissait les objets matériels de leur recherche sur le terrain. Bref, aux yeux de la population, la recherche archéologique étrangère, et notamment française, est apparue comme complice de l’occupant soviétique : d’où les conséquences désastreuses, pour cette recherche, après le retrait de l’armée rouge en 1989, et la chute du régime, installé par les Soviétiques, en 1992.

Mais la faute n’en incombe pas seulement aux archéologues du passé antique : fort loin de là. Les islamisants, qu’ils fussent iraniens, arabes, occidentaux ou autres, spécialistes de la culture musulmane " médiévale " (disons, pour la région afghane, le millénaire qui va du VIIe au XVIIe s.), ont à leur tour, pour ainsi dire, systématiquement ignoré l’Afghanistan en tant que tel dans leurs études et publications pour en rattacher les manifestations culturelles médiévales, soit à des ensembles plus vastes (le califat ‘abbâsside, le monde islamique iranien, voire même le monde " arabe "), soit -de manière plus parcellaire- à telle ou telle dynastie (Ghaznévides, Timourides). La recherche médiéviste islamisante internationale ne pouvait pas mieux dessaisir un peuple entier de son passé proche - et du même coup, désolidariser l’opinion de ce peuple des résultats de cette même recherche.

Indifférente à l’Afghanistan en tant que tel, la recherche médiéviste ne pouvait guère, à son tour, intégrer dans sa vision la pertinence des explorations du passé bactrien, kushan ou hephtalite.

Enfin, la plus grande partie des objets meubles du patrimoine médiéval islamique afghan -surtout les bronzes du XIIe s. et premier XIIIe s. et les manuscrits enluminés du XVe et premier XVIe s.- ont depuis longtemps quitté le territoire (de fait, depuis l’écroulement du royaume de Hérat en 1507 et son annexion à l’empire séfévide d’Iran entre 1510 à 1722). Aussi les chercheurs dans ce domaine pouvaient-ils étudier des échantillons à loisir dans les collections et bibliothèques d’Occident- sans guère avoir à se référer au sort actuel de leur terroir d’origine.

Seul surtout un troisième groupe de spécialistes, les ethnologues et politologues, attentifs à l’Afghanistan récent, soit depuis la fondation du royaume de ce nom en 1747 jusqu’aux tout derniers événements, ont manifesté un réel intérêt -évident- quant aux destins du pays vivant, en se solidarisant souvent avec les efforts de défense des humanitaires et avocats des droits de l’homme. Le peuple afghan actuel leur en sait assez gré.

Mais ce troisième groupe, happé par les difficultés déjà considérables pour déchiffrer sur le terrain un schème social complexe aux enchaînements politiques redoutables, fait généralement l’impasse sur l’étude du passé afghan non seulement antique, mais même islamique médiéval (dont l’apprentissage exige, à lui seul, des années d’acharnement linguistique).

Il en résulte, dans les écrits politiques ou ethnologiques, une vision curieusement murée par un horizon temporel trop récent, et donc dépourvue de la nécessaire profondeur de champ culturel. Là encore, la recherche spécialisée aura échoué à nouer le lien nécessaire entre le présent, le passé musulman médiéval et le lointain passé pré-islamique.

Bref, la perception générale et même scientifique de l’héritage culturel afghan s’est trouvée scindée en trois tronçons distincts. Manque une vraie communication intellectuelle entre spécialistes de chacun des trois domaines. Cette triple fissure, au moment même où le patrimoine culturel afghan s’est vu ravagé dans son ensemble par deux décennies de guerre, en a rendu d’autrement plus cruellement difficile la défense.

Les destructions causées par l’occupation militaire soviétique de 1979 à 1989 relevaient d’une simple logique de guerre. Cela ne les rend pas plus excusables. Les chercheurs soviétiques étaient parfaitement conscients de l’importance archéologique et artistique du patrimoine afghan tant antique que médiéval. Ce sont les priorités de l’Armée Rouge, soucieuse de frapper de terreur et de mort tant les populations civiles que les groupes de maquisards, qui ont dicté le bombardement massif des monuments médiévaux de Hérat (XVe s.), ou l’anéantissement du plus beau bazar couvert de toute l’Asie Centrale à Tâsh Qôrghân (XVIIIe s.). Paradoxe, pourtant : s’il s’avère un jour que des pièces archéologiques d’une valeur inestimable (comme le trésor kushan de Tillia Tepe) ont bien été emportées du musée de Kaboul lors du retrait soviétique de 1989, pour être désormais conservées en cachette à Saint Petersbourg ou Moscou, l’on devra peut-être sans doute, dans un venir incertain, s’en réjouir -au regard de toutes les destructions qui ont suivi.

Les destructions de la guerre civile actuelle relèvent d’une triple logique, dans le contexte d’un conflit certes exacerbé par les appels à la haine ethnique, mais provoqué en très grande mesure, depuis le double retrait stratégique soviétique et américain, par l’appétit de domination des puissances voisines régionales (en premier lieu le Pakistan) :

a) destructions de guerre : ainsi pour le bâtiment du musée de Kaboul, touché par une pluie de roquettes qui a détruit 70% de la capitale afghane entre 1992 et 1996 ;

b) pillages + fouilles clandestines : ainsi pour 80% du contenu du musée de Kaboul, ou les sites archéologiques d’AÎ Khanoum ou de Hadda ; une population démunie de tout, et singulièrement d’espoir, pille tous les vestiges antiques qu’elle trouve pour les revendre sur le marché libre de Peshawar au Pakistan voisin : le plus grand centre de trafic mondial en œuvre d’art de provenance clandestine ; ce pillage se situe cependant dans un contexte général de commerces illégaux, où les autorités au pouvoir à Kaboul -malgré un discours moralisateur- ont réalisé un profit de 181 millions de dollars pour l’année 1999 grâce aux seuls produits du pavot, écoulés à travers le Pakistan ;

c) destructions à caractère idéologique : ordonnées ou provoquées par les autorités actuelles de Kaboul, ou par des milices islamistes locales -ainsi la menace de faire sauter les statues des Bouddhas de Bamiyan (menace en partie réalisée) ; l’anéantissement des vestiges bouddhistes visibles de Hadda ; la destruction d’éléments sculptés du sanctuaire d’Ansâri à Hérat (XVe s.) jugés désormais incompatibles avec l’interprétation de l’Islam qui a cours aujourd’hui à Kaboul.

On peut ajouter à ce bilan les dégâts causés par le simple abandon ou manque d’entretien au terme de vingt ans de guerre : ainsi l’effondrement de la grande ogive du sanctuaire de Shah-é Mashhad (XIIe s.).

Guerres et pillages sont des fléaux récurrents. Les pillages crapuleux du musée de Kaboul ressemblent d’assez près aux déprédations du site d’Angkor, dont les œuvres arrachées sont destinées au marché de Bangkok.

On insistera plutôt ici sur les destructions idéologiques, qui rejoignent une logique de plus en plus répandue dans le monde depuis les années 60.

L’esprit du XIXe s. -dont le XXe s. aura décidément trahi toutes les promesses- préconisait la conservation des vestiges de toutes les civilisations, dans un esprit scientifique neutre. Le totalitarisme soviétique lui-même a voulu perpétuer cette approche. Pas le totalitarisme des Gardes Rouges chinois, lesquels se sont attaqués aux monuments du propre passé de la Chine et surtout à ceux du Tibet -comme si de tels monuments recelaient une charge symbolique rivale, dangereuse, sacrée, un latiniste dira lumineuse, soit autant d’emblèmes redoutables d’un univers honni et à anéantir à tout prix. La hargne chrétienne (tant croate que serbe) à effacer toute trace de culture musulmane en ex-Yougoslavie -mosquées, villages, le pont de Mostar- répondait à une semblable hantise. Pour reprendre l’analogie mexicaine, c’est cette crispation de peur intellectuelle qui sous-tendit la décision des conquistadores du XVIe s. de niveler le visage aztèque de Mexico-Tenochtitlan.

Les Tâlebâns de Kaboul, en appelant à la destruction des vestiges bouddhistes afghans ressuscitent pareil état d’esprit, que viennent seulement tempérer les pressions des Nations Unies et surtout les offres financières du marché international d’œuvre d’art (la corruption modère le fanatisme, ici comme partout, pour le tourner très vite en hypocrisie).

Conclusion

Il existe des liens subtils entre le passé bouddhiste, l culture médiévale et le présent tourmenté de l’Afghanistan. Le comparatisme les décèle, même s’il ne peut s’étendre sur le sujet ici.

Toutefois, la destruction physique des vestiges qu’il étudie, au cœur même du continent eurasiatique, menace déjà tout un pan de notre compréhension de l’histoire mondiale.

Le désastre afghan, sur tous les plans, est si complet, qu’il dépasse largement les capacités de réponses de chacun.

Sur le plan culturel, toutefois, notre attitude peut et doit être celle d’une sorte de mise en dépôt moral et international du patrimoine afghan, au bénéfice d’un Afghanistan futur dont toute l’identité sera à reconstruire : avec sauvegarde des sites et objets qui peuvent encore l’être sur place ; recensement et étude des objets à l’étranger ; formation de nouveaux spécialistes, tant étrangers qu’Afghans ; sensibilisation du grand public mondial (à l’instar des campagnes en faveur du Cambodge ou du Tibet) ; et enfin, la réconciliation et le rapprochement, à l lumière d’échanges scientifiques réellement pluridisciplinaires, entre les spécialistes des trois domaines pertinents du champ d’étude afghan.

 

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